Destination : 115 , Le Désert


De l’eau dans l’ombre



Ca a débuté comme une saveur fanée sous la langue.

Il fallait que je parte, j’ai pensé tout haut, seulement pour moi-même, je n’ai toujours été faite que pour ça, pour partir. J’ai rajouté, au fond… Il a demandé, au fond de quoi, mais je me suis tue, alors lui, tu ne veux pas en discuter, et moi, non, je suis arrivée au bout de moi, il n’y a rien à discuter, c’est très clair. Laisse-moi rire, c’est tout, sauf clair, quelle clarté, oui, franchement, tu parles de clarté, elle est excellente celle-là, il s’échauffait un peu, et cela m’indifférait. S’il y a bien quelque chose qui te caractérise, c’est ta part d’ombre, il a répété, oui, ta part d’ombre, toi, tu n’es que de l’eau dans l’ombre. Je ne voyais pas exactement ce qu’il voulait dire, mais l’image ne m’a pas déplu, moi en eau dormante, qui se répand sans se faire remarquer, le soir venu, profitant subrepticement de la noirceur de la nuit. S’il voulait me frapper avec ses mots, en tout cas, c’était loupé.

Je suis sortie sur le seuil et je me suis coulée dans la nuit tombante, en douceur, avec la démarche indifférente de ceux qui ne vont nulle part.



J’ai marché longtemps, trois heures sans doute, peut-être plus, jusqu’à la lande. Dans l’univers sableux, la ligne d’horizon tremblait dans le crépuscule. Tout ce que je sais, c’est qu’un peu plus tard, le jour avait encore baissé, mais sans du tout se décider à sombrer dans le noir. Le paysage continuait, lumineux, légèrement phosphorescent et je me dirigeais comme en plein jour. Le ciel était pourtant sans lune.



Je ne sais pas exactement comment les choses sont arrivées, j’ai dû m’endormir en marchant, je ne vois que ça.

En tout cas, lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, je suis debout, droite. Sous mes pieds, il y a un rais de lumière violente, tellement crue que le sol semble peint. On dirait le fragment d’un message qui ne m’est pas destiné, tracé par terre par un pinceau géant. Je pourrais peut-être le déchiffrer si je prenais de la hauteur. Mais tout est plat, partout, rien pour m’élever, alors que l’idée d’un sens caché à tout ça me vrille le plexus. Même si l’identité réelle du «tout ça» me paraît nébuleuse.



La lumière m’éblouit, le trait éclatant semble une route qui m’aspire, mais je ne bouge pas. Je regarde ma robe, sans parvenir à en distinguer les plis. Je suis immobile au centre du faisceau d’un spot gigantesque, mais il ne m’éclaire pas du tout. Je me retourne un peu, jette un œil par dessus mon épaule. Pas d’ombre portée. Je renonce vite à comprendre comment je peux être là, sombre, à l’extrême pointe de la lumière, sans me dessécher sous la chaleur des sunlights, j’ai le souvenir absurde de cette vieille chanson, et curieusement, je me dis que tout cela ne me concerne pas.



Il me passe par la tête des idées isolées les unes des autres, de rares flashes, comme des fusées à queue de comète, l’eau dort, j’ai le devoir de vivre, j’aimerais connaître un trou noir, mais ces pensées bizarres n’éclairent rien, comme si j’étais aux antipodes de moi-même.

Les choses restent figées ainsi des temps immémoriaux, je ne ressens plus aucun besoin, aucun désir, j’ai juste mes pieds à la limite du faisceau, ils ne dépassent pas, au bord du trait de lumière, qui s’interrompt d’un coup derrière moi. Je m’applique à l’immobilité, comme un jeu subtil. Ne pas bouger, ni un sourcil, ni même la poitrine qui se soulève, raréfier le moindre souffle, jusqu’à en faire un événement minuscule.



Dans ce no man’s land, rien n’accroche l’œil, sauf le croisement oblique de l’horizon de sable et de la lumière brutale, aucun sentiment ne trouble plus la surface de la nuit. J’entends le froissement des lézards qui glissent sur le sable et le crissement de mon cœur qui bat.



La nuit s’est obscurcie, je reste dans l’ombre, et mon bonheur liquide reflète les étoiles.











Christine C.